À mes écouteurs les infos du monde, en pratiquant mes randos-trails hors de lui, répètent l’expression – politique, budgétaire, guerrière, etc. – “on est sur la ligne de crête”. La mienne est faite d’équilibres, loin d’idées de conflits… De grosses sorties se faisant à 2 mois de la Diag’, les résidents en effectuent des tronçons souvent par tiers, « recos » pour évaluer des temps de passage, des besoins en ravitos, et autres données pointilleuses qui scanderaient la progression visant un chrono optimal… Les coachings entendent régler « la machine » à différents niveaux : mentaux, physiques, nutritionnels, d’équipements, etc., en travaillant la vitesse. De mon côté, tranquillement, j’opte pour un recentrage sur l’essentiel de mon bien-être en montagne, dans un décalage d’ensauvagement qui ressource l’entité vivante sans dissection, ni même distinction corps/mental. En vieillissant, le traileur doit travailler 2 bases d’équilibres : dans son existence globale, mais aussi pour conserver une agilité sur le terrain…

De mi-juin à mi-août, on ne me voit plus guère, sauf sur des rituels tels l’Ultra-Marin, le marathon de St André des eaux. La dimension exploratoire hors de l’île évite une vie de hamster insulaire, pensée en gérant au mieux son empreinte carbone. Si Christophe Le Saux est le mondial spécialiste d’escapades calibrées, ici, les 3 frères Éclapier, Camille, Dominique, et Jean-Claude, ont relié l’île au meilleur trail du Népal au Pérou. Perso, j’en viens à délaisser les sentiers de trail au profit d’un hors-piste d’altitude fréquenté par juste quelques montagnards, et les bêtes indomptées. Loin du théâtre des opérations du trail, j’improvise dans l’inapprivoisable, selon l’instinct préexistant au prisme de la raison, au fil d’altières arêtes rocheuses qui deviennent mon chemin de prédilection dans les Pyrénées… Comme Antoine Guillon l’a décrit dans « Le plaisir du trail sans contrainte », – décrié par le coaching -, du D+ corsé apporte une puissance musculaire se transposant en une capacité de vitesse, et non l’inverse. Vertus d’un vécu. Mes crêtes d’adoption franco-espagnoles, et celles de mes côtes bretonnes natives – ancien socle de montagnes dépassant l’Everest – ont un point commun : leur sauvage déchiquetage résultant du titanesque déchaînement des éléments, romantiques burinages qui sculptent aussi la vraie vie, et qui font des traileurs bretons, solides comme du granit résistant à l’érosion, le plus gros bastion sur la Diag’ en s’y distinguant ; là où je poursuis la longue ligne de crête entre charge de l’âge et goût de la bourlingue…

Jornet et les autres
À un tout autre niveau et avec des capacités hors normes, mais de façon aussi décalée, Kilian Jornet aime à « se refaire la cerise » là où il s’est forgé, de pics en crêtes, au-delà du trail, par une démarche spectaculaire en de grandioses espaces ; il se livre à des franchissements très engagés bien plus axés alpinisme que trail, et à grande vitesse ; mais on peut le vivre moins haut, moins vite – moins audacieux et casse-cou -, désintéressé, plus intimement. Après « Pyrénées 300 » 2023, le crack catalan est accompagné sur « States of Elevation » 2025 par des stars américaines du trail, tel Dakota Jones, parmi lesquels il devient le rare européen à se faire un solide Nom outre Atlantique. À une autre échelle, il serait comparable à Caballo Blanco chez les tarahumaras de « Born to Run ». En 1ère de couverture de son beau livre « Summits of my life », Kilian se fait ombre bondissante qui s’élève au-dessus des crêtes où le soleil se lève, image montée d’une surpuissance romantique. En mode 1-2-3, après la brève intro « Projet de Ma Vie », le massif paragraphe central, « Mes Défis », disqualifie la conclusion, « Forgés par NOS rêves » : personne ne saurait atteindre son niveau, et la majorité n’est pas capable d’enjamber les crêtes… Le « Je » se joue du « nous », sur invitation impossible à s’élever comme lui. Par une démarche plus solitaire, antérieure et en marge de l’histoire du trail, d’autres adeptes des aventureux parcours de crêtes en sommets, n’aspirent aucunement à se faire connaître, ni leurs exploits confidentiels, qui inspireraient pourtant de plus ordinaires passionnés des tortueux toits de la terre… J’en ai côtoyés 2 récemment.

Viraux avatars du « Skyrunning »
Virtuelles réalités augmentées grâce à des effets de prises de vues, quelques vidéos d’un skyrunning illusionniste, sans rapport avec les réalités de cette discipline bien codifiée et encadrée, laisseraient croire à des courses sur de vertigineuses crêtes, défiant le vide à folle allure, bien au-delà des capacités de l’isard. L’IA permet d’aller encore plus avant hors des possibles humains. Plus la déconnection avec la nature augmente, et plus les « illimitismes », – néologisme qualifiant la surenchère de démesures, défini par Olivier Bessy -, sont incités via les RS. Il en résulte des triches (pour faire croire que l’on y arrive) et des mises en danger (pour tenter d’y parvenir vraiment )… À La Réunion, une organisation voudrait s’en faire la spécialiste, nourrissant l’ambition de se placer à la pointe d’une accélération de l’hypermodernité avec la mise en spectacle de ses acteurs, par tous moyens ; mais sans les aptitudes à pénétrer le monde de la montagne, ni les compétences pour parler Ultra-trail…

S’enfoncer dans un « foncier » d’exception, sans foncer ni forcer…
Les crêtes sont jalonnées d’aiguilles, de lames, d’épines, de fines arêtes, de dents acérées, de crénelures, de saillies, de ressauts, de cassures, d’instabilités, de roches friables, de failles, d’éboulis, d’accrochages pluvieux des nuées, de chocs de masses chaudes et froides, de grosse grêle, d’impacts de foudre, de grands vents, de passages gazeux, de prodigieux promontoires, de percements d’une mer de nuages, d’ouvertures éblouissantes, parfois de névés et glaces en corniches… Ainsi invitent-elles à se confronter au chaos qui relie à l’originel fait de « poussières d’étoiles » puis de pierres dont nous sommes sortis, pour y retourner… « Il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante », Ainsi parlait Zarathoustra… Il en irait à la fois de Métis grecque et d’aristocratie, par les temps qui courent, de parcourir les crêtes bien au-delà du domaine ordinaire des traileurs. On ne fait que les croiser aux cols profitant du creux d’une crête pour s’autoriser un simple passage traversant. On y rencontre en réalité plus d’isards et de gypaètes que d’humains… L’animalité semble même inscrite dans le relief. Par-delà l’image du triton crêté, avec un profil global de long reptile aux écailles prononcées, la crête semble tantôt s’étirer comme un fauve courbant l’arrière-train en croupe poilue d’herbes sèches sur une peau minérale, tantôt se cabrer, sabots en avant, comme un équidé apeuré. Notre propre animalité s’y révèle, car le but n’y est plus d’avoir atteint tel sommet connu, pour être reconnu sur les RS, mais l’expérience secrète, désocialisée, d’un précaire cheminement tracé par la nature, dans la sublimation de ses difficultés. Les sommets sembleraient des pointes de crayons célestes qui dessineraient leurs liens chtoniens… Il n’est plus question de vaincre une altitude, d’améliorer un chrono, d’accéder à une meilleure place, de satisfaire à des critères sportifs (vitesse ascensionnelle, VO2 Max, etc.), sur un TEMOR de Trail, Test en Montagne Régulier. À rebours de tout ce fonctionnalisme, il s’agit de renouer avec les 1ères volontés de la vie : trouver une respiration, chercher un équilibre, gérer une énergie, transformer les obstacles en aptitudes nouvelles, s’abandonner à l’exploration en s’y adonnant avec passion ; instinct intrinsèque aux commencements de toutes les vies émergeant de leur nature matricielle, aspirant à la plénitude… Garder de la hauteur en différant une descente qui empruntera des voies différentes…Valoriser les variations positives en investissant d’autres espaces par des virtuosités imaginatives… Faire d’abord confiance à « l’intelligence que la vie a d’elle-même », guidé par elle avant les guides patentés du trail ; car aux remontées des cours d’eau dans les bas – méandres par où la vie s’est hasardée hors de l’océan pour investir les terres…-, correspondent ces parcours des crêtes dans les hauts. Mieux que de « vaincre » un sommet, d’y « performer », est de rouler sa bosse jusqu’à tel sommet, et quitte à devoir en redescendre, sans dévaler les vallées, poursuivre ainsi le chemin sur le fil, par une crête qui mènera à un autre et ainsi de suite, comme par d’aléatoires ricochets sous le ciel, l’âme accrochée aux cieux… « Plus c’est long, plus c’est bon ». Cette entropie poétique de l’existence, est à la base de mon entraînement de trail, débarrassé de toute projection compétitive… Un total ressourcement, une parenthèse d’épanouissement.

Jouir pleinement des montagnes
Si les plus hauts sommets peuvent faire tutoyer la mort au sens propre – Éros et Thanathos s’y côtoyant -, les plus accessibles et moins dangereux ne s’avèrent qu’une « petite mort » au sens d’un profond désir qui vise sa propre fin dans la satisfaction d’atteindre un pic, avant de réinvestir un prochain grâce à une crête… Cet immédiat rebondissement de plaisir, via une extase de funambulisme, devient vraiment le pied, – même avec le risque mesuré d’y perdre pied… – bien en phase avec les ressorts premiers de l’existence ! Par une pratique dans de grisantes gradations quand on y a pris goût et expertise, on développe une agilité qui épouse la montagne dans une forme de kamasoutra sans limite. Créant des liens intimistes, on est peu enclin à les communiquer. Pas plus qu’il ne serait souhaitable de s’identifier à Jornet sur ses exploits, il ne serait pas prudent de révéler des parcours personnalisés sur les RS, hors des aisés. La base demeure de n’avoir pas le vertige et d’être un marcheur expérimenté, endurant. À titre indicatif pour néophytes, on pourrait donner en exemple d’initiation accessible et gratifiante, la belle boucle : crête de Troumouse, Pic Gerbats, pic de la Géla, crête d’Héas, circonscrivant la sauvage vallée de l’Aguilou… Facile, mais folle en cirques phénoménaux ! Quoiqu’il en soit de ce qu’on peut en dévoiler, seuls les vrais montagnards aguerris auront le goût de ces parcours ; ni les traileurs ni les touristes (qui ont de plus en plus de points communs dans le moins réjouissant), ne les emprunteront. La solitude y est un luxe ; le vécu y est exclusif et instructif. Je pourrais transposer la formule distinctive que m’adressa un grand restaurateur en son Domaine de Blesmes (02) : « Je ne m’y amuse pas, je jouis de l’existence »… Expression d’autant plus juste en montagne qui ne saurait être un terrain de jeu par un « je » dans sa toute puissance identificatoire à Kilian Jornet… Et même les plus qualifiés face aux précipices et abîmes, peuvent chuter. 3 talentueux passionnés de transmission et d’encadrement face au vide, viennent de laisser un grand vide chez les montagnards ; Christophe Jacquemoud rééquipait des relais du pilier Cordier aux Grands Charmoz ; Benjamin Guigonnet et Quentin Lombard circulaient sur la « route des Crêtes », très sinueuse et escarpée, au-dessus des gorges du Verdon… La crête ne se décrète pas, du fait de son état, et de celui du montagnard qui doit réévaluer les possibles à chaque avancée. User de tous ses abattis en même temps (ranger les bâtons) en redéployant tous ses sens ; faire corps avec les rocs sans chrono, temps et torse suspendus, prudent et patient, par un Art avec ses aléas plus qu’un sport codifié ; selon une complexe ligne syntaxique scandée d’épiphanies, lire le terrain en jonglant avec les blocs rencontrés comme des partenaires d’arts martiaux plus ou moins costauds, les franchissant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en fonction des possibilités d’appuis ; évoluant prudemment sur le vide, jouer dans une ivresse qui épanouit les pensées, booste le flow, avec une part d’envoûtant vertige maîtrisé. Contempler de part et d’autre, toujours émerveillé. C’est là, sans même y penser, ma meilleure préparation GRR pour ne pas râler entre Mare à Boue et Cilaos via le gîte du Piton des Neiges, et être au mieux en avançant dans ma bulle hyper connectée à la nature, la traversée m’étant comme une jouissive ligne de crête qui s’écrit d’un bord à l’autre de l’île, là où mes jeunes congénères parlent de dépasser leurs limites, dompter leurs souffrances sur une « ligne de crête » trop fictive. Certes, la confortable trace est là déjà écrite et bien décrite, mais il ne tient qu’à faire des entraînements qui en écrivent d’autres pour conserver le même enthousiasme, la Diag’ devenant comme le bon livre d’un vrai vécu, qu’on aime à relire…

Avec un binôme d’exception
Quel plaisir, sur une crête gazeuse flirtant avec les 3000 m d’alti, de partager une joviale discussion avec Alain Thoueilles, aimant à rappeler que son nom évoque directement, à la fois le lieu de rassemblement des troupeaux de brebis, et le pâtre qui les gère… À sa manière, il gère tous les pics éparpillés dans les Pyrénées, et il est bien le seul – même si cet authentique exploit d’un parcours de vie, demeure peu connu… – à y avoir grimpé la totalité les 292 sommets de plus de 3000, sans compter les secondaires, notamment autour des Marboré, Aneto, Pic Maudit, etc., 297 ! Il les a ainsi tous reliés symboliquement ; mais quand cela a été possible, il l’a fait aussi physiquement, via les crêtes. Un passionné qui préfère rester discret. Google ne mentionnera pas qu’il a ce record de sommets, pas plus que j’ai celui du nombre de Diagonales finies – dûment sourcé, mais le performatif au présent et l’exhibition 2.0, effacent le socle des réalités -, et on s’en fiche bien. Encadrant au Club Alpin Français, Alain me décrit telle crête de la manière dont un pilote de la patrouille de France mime ses figures de voltiges pour les répéter avec une exacte précision… 82 ans – on ne lui donnerait jamais cet âge -, expérimenté et dynamique comme personne, bon pied, bon œil, on peut lui faire totalement confiance. Peu de jeunes traileurs en vue sur les réseaux sociaux pourraient le suivre dans ses sorties aventureuses, avec un pedigree qu’ils ne sauraient imaginer, et encore moins atteindre un jour… Son acolyte, Dominique Bozec, est un spécialiste des sommets de plus de 6000 dans 6 pays d’Amérique Latine… Le duo de choc est en parfaite symbiose avec le terrain ; absolument aucun lien avec les réseaux sociaux dont ils se moquent bien, en vivant le meilleur sans se montrer, moins par retrait que du fait d’un indicible ; montagnards à l’état pur, dans un esprit d’aventures à l’état pur. Ce parcours de funambule des crêtes qui se poursuit à plus de 80 ans après être déjà passé par la totalité des sommets Pyrénéens, ne serait-ce pas finalement encore plus Fou – dans la durée et en secret solo – que les ponctuels exploits médiatisés de Kilian Jornet aidé par toute une équipe, avec une médiatisation mondiale ? Les crêtes de rocs ne font pas que des crêtes de coqs…

Les crêtes, c’est plutôt pour les cracks ; mais les parcourir n’est pas courir…
Plutôt que de se laisser embarquer au pas de course sur des parcours standardisés, dans une participation massive aussi déshumanisée que les grands pôles urbains stéréotypés où s’agglutinent beaucoup d’adeptes hyper conditionnés du trail, tracer son chemin dans les plus authentiques espaces, devient salvateur… Écrire par chemins buissonniers parcourus, de personnels parchemins peu lus. Si l’on est très loin du niveau des « Carnets du vertiges » de Lachenal, c’est néanmoins à leur confidentielle bibliothèque qu’on se retrouve avec des survivants d’exception (rien à voir non plus avec ceux des courses d’ultras trails d’une moyenne montagne qui a aussi ses attraits…), de vrais fous qui se défoulent loin des foules, tels ces authentiques surhommes que sont Alain Thoueilles et Dominique Bozec… Sans un peu de leur esprit (mais bien conscient que je ne leur arrive pas à la cheville), je n’aurais jamais été « multiraidiciviste » (selon Manu Guermeur, « Le Quotidien ») de la Diagonale ; ça n’est donc pas pour moi une absurde répétition, mais un métaphorique chemin de crête spiralaire circonscrit au caillou réunionnais, chaque année « ni tout à fait le même ni tout à fait un autre » à poursuivre sans abandonner ; car un sur vrai chemin de crête, le moindre abandon – outre l’exposition à la foudre, les chutes…-, ce n’est plus la petite mort symbolique d’une jouissance atteinte ou interrompue, mais la mort définitive. Ayant tous des lignes de failles, il est heureux de trouver des lignes de forces ; la crête est l’empreinte positive du creux. Alain et Dominique, les 2 étoiles filant sur une crête sommairement suspendue entre des pics, l’épousent et la défient en dansant, aussi solitaires que solidaires au bord du vide, avec une rare joie de vivre. À rebours des mimétismes de l’illimitisme, ils m’inspirent, bien plus que l’extra-ultra-terrestre Kilian, monument qui surplombe le trail mondial, plus que modèle comme Antoine Guillon en son caillouteux Caroux ; ce champion du monde UWT 2015 continue de partager avec tous et de manière accessible, le plus beau, long, et sage chemin de crête – où coïncident symbolisme et réel – de toute l’histoire du trail.

Texte et photos Daniel Guyot

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Daniel Guyot
Daniel Guyot est le recordman absolu en termes de Diagonales achevées. En trente ans de grandes traversées depuis la Marche des Cimes, il est le trailer le plus assidu. A 60 ans, Daniel Guyot aura passé la moitié de son existence à courir après celle qui affole son palpitant depuis trois décennies. Une certaine Dame Diagonale. L'histoire de La Réunion étant intimement liée à celle de la Bretagne depuis les origines, il n'est finalement pas si étonnant que ça qu'un Breton le soit également à celles du Grand Raid.

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