Fin d’après-midi de jeudi, la dernière soirée de Liberté se profile ; l’heure est grave ; j’enfile mes baskets comme le condamné allume sa dernière clope… Contrairement à l’habitude, je file vers la ville, sachant que je ne la reverrai pas de sitôt afin d’éviter le grouillement énervé que provoqueront les heures compressées ; du courrier plein les mains – avec une guerre qui vire au couvre-feux, on règle ses dettes… -, je passe à la Poste de La Source, traverse le jardin de l’État et descends solennellement la rue de Paris pour rejoindre le littoral ; passé La Jamaïque, me vient l’idée d’aller sur le marathon pour bien profiter d’une atmosphère vespérale qui sera proscrite dès demain ; une cueillette de caramboles – particulièrement bien fournies cette année – me donne l’envie d’aller finalement sur un 50 km ; et il y a des points d’eau sur le chemin… Passé Ste Suzanne, je m’amuse à faire un tour de terrain où s’activent les clubs sans doute dans le même esprit que celui qui m’anime de savourer au mieux cette dernière soirée libre. Des connaissances m’abordent : « Tu fais combien de tours de terrain ?» A peine ai-je répondu laconiquement « Bah, un seul », que j’entends dire « Ah, même Guyot, ça l’a cassé, cette crise Covid »…

Et, toujours plus amusé, alors qu’il est 18 heures (couperet de demain), je reprends ma route de vieux loup solitaire ; je longe la mer en pensant au flamant rose, Floyd. C’est sans doute ainsi qu’il s’est envolé de Mada, en laissant ses grégaires copains faire des ronds dans l’eau. Pas besoin de compagnie aérienne, d’instruments ; pas de motifs impérieux avec leur lot de tracasseries et d’incohérences ; l’instinct, la force de la vie, à l’état pur ; il a fait des réserves de carburant comme moi – avec un macatia coco-chocolat ; ça peut aller loin de ce truc-là!… – en se disant qu’il avait la niaque pour tailler la zone, défier cette crise mondiale. En déployant ses ailes dans le ciel éployé, un peu de la chèvre de Monsieur Seguin pour fuir l’exploitation paysanne, la fadeur du foin imposant une vie non moins fanée… Et c’est bien connu, à l’instar du loup, les virus ne sortent que le soir : avant 18 heures, ils ont le tact de préserver la vie économique…
Floyd a dû prendre un pied énorme à tire d’ailes. On a pu constater que le gaillard fraîchement débarqué sur notre île, après un trip phénoménal, n’avait rien à envier à un finisher de Grand Raid. Il n’avait encore rien perdu de sa superbe ; cap sur les étangs de la côte Ouest, ayant visé juste la zone marécageuse de ses ancêtres du 17ème siècle – et jusque 1730, où le peuplement en aura raison comme de nombreuses espèces de volatiles dont le fameux Dodo -, alors riche en réserves alimentaires, il s’est vite aperçu que c’était devenu un très mauvais ravito ; il en avait pourtant besoin ; après avoir trouvé un lac apparemment moins vicié, il s’y est retrouvé piégé ; le pompon, ce sont ces lourds bipèdes, – tueurs de ses ancêtres et guère plus malins aujourd’hui malgré leurs prétentions néo-progressistes – qui l’ont enfermé (tentant de le soigner en vain) ; car ça valait plus le coup de lutter, comme la chèvre Blanquette, au petit matin. Lui aussi avait atteint son objectif. Il est mort juste après une intensité d’être sans pareille au moment où nous-mêmes, avec nos avions interdits et nos obligations d’enfermement, sommes voués à devenir un peu plus des morts-vivants, à petits feux sous les couvre-feux… Ritualisant « L’albatros » de Charles Baudelaire, Floyd nous invite à restaurer une poésie de l’existence qu’ont totalement oubliée d’insensés censeurs qui nous clouent. « Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; / Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »


C’est l’annif de la disparition d’un artiste libre, lui aussi, et rebelle pour le rester « quoi qu’il lui en coûtât»… Serge Gainsbourg. Est-ce qu’on aura, nous aussi, des rêves éveillés de dissidences nocturnes ? « Affirmatif ! No comment… » Et pourquoi pas en chantant, s’agissant d’une soi-disant guerre, « Le déserteur» de Boris Vian. « Demain de bon matin / Je fermerai ma porte / Au nez des années mortes / J’irai sur les chemins »… Floyd aura pu faire siens des vers de Prévert :
« Sur tous mes chiffons d’azur / Sur l’étang soleil moisi / Sur le lac lune vivante / J’écris ton nom… Je suis né pour te connaître / Pour te nommer / LIBERTE.» Il vient de nous laisser le meilleur message au moment opportun pour notre insularité maltraitée, ayant traversé une mer jadis négrière, un ciel aujourd’hui voué aux avions transporteurs de virions : les bas sont plus que jamais viciés et piégeurs ; aérez-vous dans les hauts – les anciens aisés y avaient des «maisons de changements d’air» – ; ne vous enfermez pas dans des espaces contraints mais recouvrez de sains milieux naturels, la puissance originelle ; ne vous laissez pas dévitaliser, étouffer… Envolez-vous, prenez de la hauteur…
On s’étonne en effet qu’une île/Volcan présentant autant d’espaces naturels ne soit pas, d’autant en été austral (situation bien différente de l’hexagonale), investie d’un message officiel inverse : courez dans les hauts vous refaire la cerise, doper votre immunité ! Après avoir annulé le GRR dans un contexte polémique, les autorités savent pertinemment que La Réunion est l’île des traileurs, ceux qui incarnent la Grande Santé dans les grands dehors. Mais elles nous réduisent tous à une brute masse bruyante et inculte qu’on enjoint à juste bosser et consommer, cul sur canapé à crédit comme pour la bagnole garée devant la porte et servant à vite rentrer sous la pression de PV pour excès de vitesse et dépassements des horaires légaux du fait d’embouteillages… Que reste-t-il de la vraie vie ?
De retour 2 h 30 après ce couvre-feux imposé demain, surfant avec, d’une part, la ville aux cages bien éclairées, de l’autre, les puissantes vagues dont la blancheur des voiles d’écumes joue avec la lumière laiteuse de la lune, je repense aux belles cavalcades nocturnes des compétitions d’antan : Urban-Trail 25km, Foulées de La Liberté, arrivées aux Passe-Montagnes et Diagonales… Revivant en cette dernière escapade nocturne ces arrivées toutes floydiennes, je me dis avec William Blake : «Mais ne comprends-tu donc pas que le moindre oiseau qui fend l’air est un immense monde de délices fermé par tes 5 sens»… 50 km sur un parcours confortable, rien à voir avec les ultra-marathoniens du ciel comme Floyd – il en a parcourus 20 fois plus dans son dernier trip – et autres volatiles exceptionnels en dépit des apparences ; le bécasseau à croupion blanc (Calidris fuscicollis), gros moineau, parcourt 14 000 km en trois étapes consécutives entre les 2 pôles afin de connaître une permanence du jour, de part et d’autre d’une planète de plus en plus invivable et risquée à traverser. L’homme, qui en est la cause, réduisant lui-même graduellement son nombre de pas chaque année, va finir impotent et maladif, processus soudainement accéléré par confinements et couvre-feux, afin de soi-disant nous sauver, comme pour Floyd…

Texte et photos Daniel Guyot

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