Gordy Ainsleigh se joint aux chevaux pour courir la Western States 100 M en 1974. Dans les années 90, un chien pouvait faire le GRR avec son dossard sur le dos… Il y a pile un an, l’Isard des Pyrénées Kilian Jornet et le Chamois du Colorado Zach Miller, bondissaient hors des sentiers battus dans un appel commun au boycott de l’UTMB ; pas mal de rebondissements s’en sont suivis courant 2024 dans le monde du trail. Les atteintes à l’environnement, le modèle économique, ont été remis en question. D’iconiques courses telle la Skyrhune, ont jeté l’éponge ; des organisateurs ont dénoncé une logique qui exclut les amateurs ; en dépit des sirènes d’une hyper croissance mondialement standardisée, des traileurs s’interrogent sur la préservation des valeurs originelles, sur la réappropriation des évolutions, s’élevant contre la tendance à être traités en passif élevage de moutons (tantôt trop tondus ou exclus de transhumance, tantôt entassés et parqués, à piétiner dans des ornières…) D’autres optent pour un trail transhumaniste oubliant leur animalité au profit du robotique…
Ainsi parlent les montagnards Pyrénéens en imaginant un nouveau chemin ; principe universel puisque « Mireille Sagor Randonnées » le valorise sur la lointaine île Rodrigues où divaguent les bêtes parmi les hommes, tous paisibles ; version positive d’une démarche exploratoire, qui s’inspire de traces non codifiées, avec l’experte liberté de l’animal avisé, à épouser les reliefs. Le pastoralisme nomade, préexistant à la transhumance : trail fondateur partagé par hommes et bêtes qui ont montré le chemin… Clé de sa motivation, « Explorer sans trop préparer », Kilian invite ainsi à expérimenter tout le contraire que de s’inscrire des mois à l’avance sur des spots de trail devenus « The place to be »… Réaliser sa « petite balade alpine » – enchaîner 82 sommets de 4000 m, en redescendant le moins possible… – était un contre-pied à l’UTMB 24, après avoir mis l’accent avec Zach, sur les dérives de cette écrasante organisation. Mais n’était-ce pas au fond une forte invitation pour chacun à reprendre de la hauteur, de l’autonomie, au regard des carcans construits graduellement pour un trail massifié, avec une accélération exponentielle depuis 2 ans? Montrant qu’il est lui-même capable de faire bien autre chose qu’un UTMB autour d’une emblématique montagne, Kilian ouvre les possibles à d’autres espaces, selon d’autres modalités, en les investissant d’une passion sportive et vagabonde authentique, responsable, respectueuse, sobre, propre… Il y a autant de façons d’y satisfaire que de traces, et des plus improbables, à inventer dans les montagnes ; et à des niveaux différents. (En 2023, Kilian avait joué avec ses Pyrénées…) Autrement plus agile que le mouton, est la chèvre des montagnes. Dans les « Lettres de mon moulin », 1869 soit 120 ans avant la Diagonale des Fous, Daudet livre un conte « La Chèvre de Mr Seguin » qui a inspiré deux lectures opposées : d’une part, une morale pour rester à sa place sans risquer d’être châtié par la nature, d’autre part, la jouissance des audaces en dévorant la vie quitte à risquer de se faire manger ; la dépendance contre l’évasion sauvage. Le trail est l’histoire d’une liberté animale de plus en plus domestiquée…
« Là où le mouton passe, l’homme passe »
Le parcage tend à devenir le modèle économique du trail. Avec les mimétismes du genre « mon année Strava », la ruée aux dossards pour des spots VIP, les bouchons monstres sur des parcours à mon avis sans grand intérêt (comme celui de la « Kalla », tuant les solidaires « Foulées du Crohn » sur un sublime parcours Nature), on en arrive à ce triste « effet moutons » ; il me semblerait opportun d’arrêter de foncer tête baissée… Commencent à se radicaliser des tris : ceux qui seraient, de nouveau, bons pour s’élever en transhumance, d’autre priés de dévaler dans la vallée, et ceux voués à être mangés… Dans une 1ère étape, la masse des traileurs est devenue les figurants d’élites professionnalisées, ces acteurs principaux qui vivent du trail, via les marques qu’ils portent. Dans un 2ème temps qu’on est en train de vivre, une distinction se crée entre ceux estampillés d’une côte ITRA au dessus de 600, aptes à conserver la qualité de traileurs, et ceux qui sont marqués en dessous, relégués « randonneurs encadrés »… Ces derniers se voient reprocher par les premiers de venir prendre des places indues, vu leurs cotes de costauds, sur les trails où il devient problématique de s’inscrire. Pourtant, c’est bien du rang des relégués par l’élitisme, que vient tout le bénévolat portant encore moult épreuves… Ce marquage public – ITRA, Index UTMB… – des moutons noirs subissant un apartheid de niveau, ne correspond pourtant pas aux réelles qualités des protagonistes, qui ne sauraient être réduits au seul nombre résultant d’un algorithme – pas très clair d’ailleurs – appliqué à certains résultats de courses ! Mais ne pas tenter d’être dans les pas des patentés ! Outre cette rupture d’hétérogénéité selon le niveau supposé des adeptes, le trail se fait aussi « non inclusif » à l’endroit des catégories de Masters qui ne peuvent plus passer certaines BH de plus en plus élitistes. Pourtant né d’une émancipation des codes de l’athlétisme en stade, le trail – où seul le dernier était à l’origine récompensé – devient plus coercitif que la course sur route et en stade, où tout le monde a encore sa place. A partir de Master 5, des ultra-trails deviennent compliqués, cependant qu’on voit encore nombre de Masters jusque 10, sur les podiums de l’athlétisme classique, où les liens intergénérationnels se trouvent valorisés… Beaucoup de jeunes traileurs pensent accomplir des exploits pour être « Finisher » des ultra-trails dans les temps impartis, d’autres en réalisant des chronos, mais dans le domaine de la montagne, les véritables prouesses consistent encore à grimper sur des sommets, parcourir des crêtes gazeuses les reliant, par improvisations avisées, évoluer via pentes enneigées et glaciers, escalader… Ayant cette pratique depuis des lustres, je connais de chevronnés alpinistes de 70 ans qui pourraient encore donner aux jeunes traileurs, des leçons d’évolution dans les hauteurs, et les remettre à leur place sur le terrain… Ce n’est plus là, le chrono qui compte, mais le parcours réalisé. Sans être forcément des alpinistes patentés, les vrais adeptes des parcours en montagne se plaisent à explorer des itinéraires exigeants que les trails le plus souvent organisés, ne sauraient aucunement emprunter… Faire une simple boucle depuis Gavarnie via la Brèche de Roland, le Pas des Isards, la Brèche de Turquerouye, c’est déjà bien autre chose que n’importe quel trail ! Là, on en n’est plus à de la vitesse sur les sentiers dits « techniques » de moyenne montagne à vaches, mais on parcourt avec expertise de sublimes paysages de Haute Montagne. Que tous ceux qui voudraient s’identifier à Kilian Jornet, – mimétisme qui a tant rapporté à une marque ! – réalisent qu’il faisait déjà l’Aneto à 5 ans, alors que beaucoup d’entre eux ne franchiraient pas la crête aérienne de fin de montée, le « Pas de Mahomet »… La 1ère Diagonale était plus courte, OK, mais finirait-on aujourd’hui une traversée trail par la descente du Tremblet, pourtant aménagée depuis ! Impensable…
Du trail entrepreneurial d’élévage intensif, au transhumanisme niant l’animalité
Alors que l’entreprise de trail UTMB tombait le masque en devenant le nom d’une marque automobile, et en opérant une hégémonie mondiale qui n’a rien de l’innocence de l’agneau, l’isard Kilian Jornet, aura montré avec un brio qui correspond à son niveau, la meilleure alternative : celle qui pourrait redonner à chacun le sens de son chemin dans les montagnes. On repartirait de la base : que de l’initiative de coureurs émancipés, expérimentés, se constituent des regroupements affinitaires, tel qu’il en fut aux débuts du trail. Dans son aboutissement actuel, on peut considérer l’essence du Trail moribonde (un peu comme « Instruire » pour l’école, la « Démocratie » pour la politique, etc.) Il n’a guère encore été suivi, Kilian ; ça hésite, ça parle ; le conditionnement de masse oblige ; et on a estimé qu’ayant acquis une notoriété de sa fougueuse cavalcade en 2008, qui détrônait le solide Master de 59 ans, Marc Olmo – vainqueur en 2006 et 2007 -, sur le tour du Mont-Blanc, le jeune prodige Jornet cracherait dans la soupe en snobant ainsi l’UTMB qui l’avait consacré – après avoir quand même remis en question son authentique suprématie, au regard de son extrême minimalisme d’équipement, sortant du bois en bête sauvage, hors des codes, à juste 20 ans… On pouvait estimer l’engouement pour le trail, tel une forme de démocratisation du sport très bénéfique pour la santé physique et psychique. Ça l’est toujours, globalement. Pourtant, côté mental, l’équilibre socio-affectif de certains traileurs se trouve souvent dégradé par le temps passé dans les entraînements performatifs (et non des randos familiales) ; on observe des formes passionnelles destructrices, voire de la bigorexie ; des blessures narcissiques, des exhibitionnismes débridés, de folles désinhibitions… Côté physique, se jeter en descente étant priorisé sur les facultés à grimper, il en résulte des pathologies biomécaniques très marquées, des cartilages précocement bousillés. Des traileurs comptent sur une offre paramédicale (aubaine très lucrative pour cette activité) qu’ils imaginent aussi efficace qu’un garage pour leur voiture… Certains de ces professionnels que je connais – sans jamais avoir eu recours à aucun – osent dire déontologiquement à leurs patients : « je ne peux rien faire, consultez un rhumatologue ou un chirurgien orthopédique en vue d’une opération »… Le « coaching psychopédagogique » a ses limites… Avec la massification, (et un bénéfice à n’en pas douter pour le système cardiovasculaire), les accidents cardiaques se multiplient sur les courses. Sont évoquées, la légèreté du PPS, les conséquences de la Covid, etc. On pourrait aussi penser à des excès… Le gavage en protéines/BCAA (risques pour le métabolisme, les reins), et autres moyens qui entendent booster le corps, ne sont pas si anodins… Pire, selon la publication américaine – relayée par Le Monde du 18/01/24 -, Medicine & Science in Sports & Exercise, dans la 1ère collecte dissimulée d’échantillons d’urine sur l’UTMB 2017, 49,8 % des 412 prélèvements analysés, soit près d’1 sur 2, contenaient au moins une substance médicamenteuse. Et 16,3 % d’entre eux, soit 1 sur 6, contenaient une ou plusieurs substances de la liste des produits interdits par l’AMA à l’époque, donc passibles d’une sanction en cas de contrôle officiel… Depuis, on sait que le phénomène s’est amplifié. 50 % des athlètes contrôlés après le Grand Trail des Templiers 2024 par l’asso antidopage Athletes for Transparency, étaient positifs à un anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS)… Nature Animale Augmentée : tous les moyens factices étant bons pour « briller » en trail, les triches ne se font pas si rares non plus, en toute impunité (sections de parcours zappées, recours à des véhicules…) ; certaines complaisances perdurent… Plus généralement, on associe le trail à un dépassement pour pousser la machine au-delà des limites naturelles, à l’acceptation des souffrances ; à dépasser les autres à tout prix, parfois au-delà des limites de loyauté. Le coopératif initial est aboli par le compétitif ; à l’arrivée des robots déglingués, le méchoui est servi… L’animal sauvage conserve, lui, en toute innocence, ses facultés physiques jusqu’au bout de sa vie, sans forcer sa nature, pétrie par La Nature…
Se laisser manger la laine sur le dos, ou réagir, plus simple au quidam qu’à Kilian
On a largement relégué l’esprit du « Born to Run » minimaliste : passé du mode Beatniks à celui du Business, le trail est un des sports qui coûtent désormais le plus cher. Vêtements dédiés, chaussures, nutrition spécifique, inscriptions, transports et séjours pour ultras, l’addition est salée ! « On peut toujours courir », pour le faire moins cher ! Non, c’est possible ! La course aux dossards crée un stress de constitution des troupeaux. Il y a 3 ans, il fallait 3 mois pour remplir la liste des inscrits à l’Ultra-Marin ; cette année, même 3 secondes ne suffisaient plus… Il fallait se placer dans la file d’attente Klikego – semblable à notre Sport-Pro – à un instant bien ciblé avant l’ouverture officielle. Sur le quota du midi, à 11h45, j’étais 30 000ème : fichu ; sur celui du soir, armé de plusieurs outils numériques (un QG militaire…), j’ai décroché une 8 000ème place ayant abouti du fait qu’une majorité optait pour le 100, et non le 175 km comme moi. Les énormes frustrations sont allées jusqu’aux injures sur les RS. Perso, j’entends ne plus participer à cette bagarre d’entrée sur l’Ultra-Marin 2026, dévoyant l’esprit breton. Je fêterai ses 20 ans avec mélancolie. Sous la houlette d’influenceurs et commerciaux en équipements, tee-shirts collectors, médailles, recharges glucidiques, en paramédical, en coachings… – et j’en passe en d’infinies « innovations » lucratives – l’archétype du traileur devenait avant tout, un client compulsif, très exigeant, voire capricieux. Il utilisait les éléments de langages éculés « paysages, partages, émotions, rencontres » pour se vendre lui-même, mais tout dans son comportement engendrait en réalité un homo/festivus/oeconomicus… Animalité perdue. Les alpinistes continuent de réfléchir sur leur pratiques – le cas Inoxtag a alimenté les débats -, d’écrire, de lire, de célébrer les maîtres, de ramener de rares images artistiques de leurs escapades, de livrer des récits originaux. C’est leur chasse ; et leur classe ! Mais les traileurs veulent surtout être visés par les snipers d’images, vus dans un évènement de masse ; les écrits de ténors du trail sont surtout des « moi-je » plus ou moins intéressants ; sauf « Des nuages plein la tête, un pâtre en quête d’absolu », de Brice Delsouiller, 06/2019 ; des auteurs proposent une approche socio, et/ou psycho, voire pédago, au mieux journalistique, mais guère littéraire. Ils veulent faire carrière au sens CV, en montagnes, sans faire d’elles des carrières symboliques pour en extraire de précieux fragments poétiques. Plus de pensée réflexive, ni critique. La focalisation sur l’aspect compétitif en moyenne montagne, dévitalise de ce qui est senti, éprouvé, dans d’autres rapports à la Nature. Entre l’alpinisme qui l’a créé, – le 1er ultra européen fut initié par des membres du PGHM sur les Cimes de La Réunion, après le cross du Piton des Neiges -, et l’athlétisme qui l’a pourvu en coureurs, le trail n’a pas encore su se fonder une solide identité distinctive, basée sur des valeurs qui auraient pu fixer des limites aux actuelles dérives. Il participe de tous les phénomènes de masse de la société. Les pionniers américains se mirent à courir groupés en nature, années 80, contre la « Sté de Conso », portés par des idéaux d’épanouissement. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Plus grand-chose… Ont-ils des disciples ? Là, du côté des rarámuris, Scott Jurek, Tony Kuprika ; ici, Christophe Le Saux, Kilian Jornet. Si le Jaguar continuera librement ses folles aventures partagées, en revanche, le mode alternatif inspiré par l’Isard Kilian, a fait long feu. Il courra en mars le Chianti Ultra Trail 120 intégré à l’UTMB World Series, « golden ticket » pour Chamonix en août…
Les authentiques aventures du trail continueront, élargissant le bestiaire
Pas la peine de crier au loup ! Si l’entrepreneuriat semble s’imposer, le trail continuera d’offrir de beaux rendez-vous, malgré les contraintes accrues. Une majorité de traileurs persistera à courir propre (aux sens dopage et écologie). Il y aura toujours à créer dans les montagnes. Il demeurera des organisations qui respectent les coureurs, et essaient de se départir de modèles économiques préétablis. Notre pionnier et mondialement renommé GRR est encore associatif ! Une valeur sûre mariant le populaire local et l’élitisme mondial. Et notre île a connu en 2024 de belles innovations en matière de trails et ultras, avec l’UTOI : par des jauges mesurées d’effectifs, un développement à taille humaine, l’accessibilité, l’éco-responsabilité, la dimension patrimoniale, culturelle, et naturelle des parcours, cette organisation très respectueuse des traileurs, opte pour le meilleur esprit de la discipline.
Par ailleurs, il restera toujours des « courses quartiers », à taille humaine. On pourra toujours trouver des épreuves construites avec intelligence et humanisme : des courses solidaires pour des causes caritatives ou médicales ; des courses commémoratives afin de ne pas oublier l’histoire… Des trails OFF comme aux temps de la crise Covid… Des « ours » préféreront faire des traces sauvages comme la HRP. Il se trouvera encore des « brebis égarées » qui reconstruiront autre chose, des « béliers » au fort caractère qui n’auront pas l’esprit grégaire… Et puis, on sait que même si l’isard évolue toujours plus haut que le mouton, les deux peuvent cohabiter librement le soir, quand plus aucun berger ne risque d’être dans les parages…
Et si l’essence du trail n’était que l’expression pacifiée de nos parts animales, éprouvée et partagée dans les plus beaux paysages, tout simplement… Et qu’à l’invitation romantique des montagnes, le jeu jovial de la maturation instinctive, déroute la joute goujate de la prédation primitive ; meilleure destinée du trail au regard du conte « La Chèvre de Mr Seguin »…
Texte et Photos Daniel Guyot