Il y a 10 ans jour pour jour, une attaque de requin sur un surfeur marque le début d’une série inédite et tragique à La Réunion. Au total, 25 personnes auront été attaquées par des requins bouledogues et tigres. 11 perdront la vie. Nous donnons aujourd’hui la parole à Éric Sparton, le président de la Ligue Réunionnaise de Surf qui revient avec nous sur cette décennie de drames, de doutes, de colère et de travail pour faire renaître le surf sur l’île. Entretien.

Éric, ce 19 février marque un triste anniversaire : il y a 10 ans, la Réunion plongeait dans une situation catastrophique. Quels mots vous viennent en tout premier lieu ?
« Vous l’avez dit. Le mot qui me vient en premier est : « catastrophe ». J’ai des pensées pour les victimes, ceux qui doivent encore se reconstruire, pour les familles et les proches qui ont été dans le deuil. Je pense aussi à nos clubs, aux dirigeants, aux éducateurs, aux bénévoles. Beaucoup ont dû tout arrêter. Et je pense aussi à tous les enfants privés de leur liberté de surfer durant toutes ces années. On a vécu une véritable tragédie durant ces 10 ans car à chaque attaque, il faut toujours avoir en tête qu’il y a des humains. Cela dit, derrière chaque catastrophe, il y a une solution à envisager et c’est pour ça que j’ai toujours voulu rester positif pour que nous puissions nous en sortir.

Jusqu’en 2011, les Réunionnais pouvaient surfer et se baigner partout où ils voulaient autour de l’île. Ce temps semble-t-il totalement révolu ?
Oui, il l’est. Je ne vais pas revenir sur les nombreuses causes multifactorielles avancées par les spécialistes qui ont fait que, soudainement, La Réunion a connu autant d’attaques répétées. Je sais par contre que les requins ont compris qu’ils avaient une place sur nos côtes puisque suite à de nombreux interdits, l’homme n’occupait plus la colonne d’eau à proximité des plages. Le risque de surfer est toujours très élevé à La Réunion pour espérer se remettre à l’eau en toute insouciance comme nous l’avons fait pendant des décennies. On a surfé tout autour de l’île, de jour comme de nuit, et même après des cyclones avec de l’eau marron. Personnellement, j’avais pour habitude d’aller surfer très tôt ou très tard. Je l’ai fait pendant 30 ans, sans aucun problème. Il n’y avait eu qu’une attaque mortelle, en 1989 sur un spot de la côte Est (Bruno Giraud, ndlr). On ne retrouvera pas une telle situation avec un risque faible et une pratique sans danger.

Le surf a payé un lourd tribut au cours des 10 dernières années avec 8 morts sur les 11 victimes, et 5 amputés. Ces drames ont endeuillé la famille du surf réunionnais et on pense particulièrement à Mathieu Schiller (31 ans) et à Elio Canestri (13 ans), pensionnaire du Pôle espoirs…
Tous ces morts… Mathieu, on le connaissait tous depuis très longtemps. Il avait une solide réputation. Il s’occupait des jeunes avec son école à Boucan Canot. Quant à Elio, je le voyais tout le temps. Il était aux championnats de France l’année avant son attaque. J’étais en train de faire les courses quand j’ai su pour lui. Mes jambes m’ont lâché… Je me suis effondré. Sa disparition a touché beaucoup de monde. Ça a été un choc terrible ! Il était si jeune. Ça a révolté beaucoup de monde car la situation semblait inexorable… Pour beaucoup, ça a été l’attaque de trop. On s’est tous dit : « On ne va pas continuer à se faire bouffer comme ça sans réagir. » La tension était devenue telle qu’on s’est tous aussi pris la tête à un moment. On voulait résoudre le problème vite mais ça n’avançait pas. Et on n’arrivait plus à se concerter. Les gens se sont posés des questions : « Que fait la Ligue ? » ; « Que font nos élus dans les mairies ? » On a vécu un déchirement car on a énormément souffert.

Le traumatisme a été grand. Comment l’avez-vous vécu en tant que président de la Ligue ?
J’habite depuis toujours dans le sud de l’île, je n’étais donc pas physiquement au contact de tous ceux qui ont vécu ces attaques et qui en souffraient tous les jours. Ça m’a permis de prendre un peu de recul, de garder la tête froide pour réagir. Mais on a tous été touchés dans notre chair. Il y a eu d’autres drames dont on ne parle pas mais, dans cette spirale, certains ont aussi perdu leur emploi, ont divorcé, ou ont préféré quitter la Réunion. Et je ne parle même pas de la douleur des parents qui ont perdu leurs enfants ou de ceux qui vivent désormais avec un bras ou une jambe en moins.

Vous le disiez, la disparition d’Elio Canestri a été un tournant…
Avec Elio, la colère est arrivée. Il fallait trouver un responsable pour exorciser notre douleur. Sans solution, on a eu la haine. On se demandait pourquoi toutes ces attaques frappaient notre île. Pourquoi nous ? Pourquoi était-on devenu l’endroit le plus dangereux de la planète ? On voulait absolument que ça s’arrête. On a aussi subi des attaques odieuses de gens planqués derrière leurs claviers, qui se sont posés en donneurs de leçons sur les réseaux sociaux, alors qu’ils ne connaissaient pas notre problème spécifique. Le surf et notre île ont été stigmatisés. Ça nous a fait très mal et ça nous a aussi fait perdre un temps précieux pour la sécurisation.

La pratique du surf libre est interdite depuis juillet 2013, comme celle de la baignade horslagon. Quelles répercussions cela a-t-il eu sur la Ligue ?
On a eu très peur que tout s’arrête quand cet arrêté a été publié. Cette date symbolise encore pour moi la chute libre. On a perdu pied à un moment. On s’est dit que c’était la fin de tout. La fin du surf à La Réunion. Le sentiment général était à l’abandon. J’en ai entendu dire : « C’est bon, on veut notre mort, on ne veut plus de surf à La Réunion. Ok, on arrête. Ils ont gagné ! » J’ai alors convoqué les présidents de clubs, les écoles. Plus personne ne voulait encore y croire. On m’a dit : « Éric, il faut arrêter maintenant. Stop ! On ne va pas continuer à se faire dévorer… » On s’est regardé et on s’est dit : « On fait quoi maintenant ? »

« UN NOUVEAU PRÉFET EST ARRIVÉ ET LES CHOSES ONT CHANGÉ »

Qu’avez-vous fait pour sauver ce qui pouvait l’être ?
On s’est retrouvé seuls avec Nicolas Berthé, le conseiller technique national de la Fédération, qui était en poste à La Réunion. A se demander si on continuait ou pas. Je voulais trouver quelque chose qui nous fasse tenir, qui nous fasse sortir de cette crise. J’ai voulu rester positif quand bien même tout semblait impossible et que je me suis retrouvé plusieurs fois au fond du trou. On est donc parti d’une feuille presque blanche, on a voulu trouver un cadre légal pour apporter des solutions. On a été aidé par Paul-Emile Vernadet, technicien de la Jeunesse et Sports.
Malheureusement, l’administration nous a retoqué très souvent. On a imaginé les vigies requins avec quelques techniciens de la ligue comme Ludovic Villedieu, Alexis et Guy Gazzo. Un dispositif accepté à La Réunion après 6 mois d’études mais pas au Muséum d’Histoire Naturelle à Paris… On a donc renforcé notre dispositif, on s’est tourné vers du matériel très haut de gamme de l’armée : embarcation, caméra sous-marine, etc… Et quand on pensait être tout bon, quand on avait la réserve marine et l’IRD avec nous, c’est la sous-préfecture qui nous a dit non. Et puis un nouveau Préfet est arrivé et, peu à peu, les choses ont changé.
Que s’est-il passé ?
Il y a eu une autre écoute, qui s’est vite transformée en une volonté de mettre sur pied ce dispositif de surveillance. J’ai dans le même temps utilisé un atout en la personne du président de la Région Réunion, à qui j’ai demandé un soutien financier pour le fonctionnement et la masse salariale pour déclencher le dispositif vigies requins. Le budget de la Ligue s’est envolé, on avait les collectivités et l’État avec nous. On a fonctionné avec 800.000 euros par an en moyenne, avec des dépenses très largement engagées pour la sécurisation. Mais aussi pour la formation et les stages en Afrique du Sud et en métropole, pour que nos surfeurs puissent pratiquer.
On a aussi eu le soutien de la Fédération. Nicola Berthé était ainsi détaché sur La Réunion. Il a été d’une grande aide pour nous. L’ancien président de la Fédération est lui venu plusieurs fois sur place pour nous soutenir, et je sais qu’il a aussi œuvré à Paris sur notre dossier. La Fédération a largement communiqué sur notre problématique en apportant sa solidarité et en sensibilisant les médias nationaux. Elle a participé aux travaux de sécurisation à La Réunion et a soutenu toutes les actions, comme les vigies et les filets mis en place par Patrick Florès sur les spots populaires de la commune de St Paul. Elle a débloqué des fonds pour aider à la reprise du surf réunionnais.

La Réunion, berceau de nombreux champions comme Jérémy Florès, Johanne Defay, Jorgann Couzinet, Maxime Huscenot, Amaury Lavernhe ou encore Alice Lemoigne, est-elle aujourd’hui orpheline d’une relève du haut niveau ?
On a encore du monde. Ces jeunes ont connu la fin du surf classique et ont fait pratiquement tout leur apprentissage dans le dispositif de sécurité. Quand on voit les résultats obtenus à chaque championnat de France par ces jeunes malgré les contraintes, on peut être fier de notre travail. Le potentiel est toujours là. Si demain on peut de nouveau surfer tous les jours, on va vite revenir au premier plan. On a encore du potentiel chez nos jeunes et d’autres vont arriver derrière. Il ne fallait pas laisser tomber. On a bien fait. Ce ne sera peut-être plus jamais comme avant mais on aura d’autres talents.

Où, quand et comment surfe-t-on aujourd’hui à La Réunion ?
On surfe dans les zones sécurisées sur quatre spots identifiés. Nous demandons à tous les surfeurs d’être licenciés dans un club pour bénéficier de ce dispositif. Il y a les jeunes du Pôle espoirs, les habitués, les parents qui profitent de la présence des vigies à Trois-Bassins pour amener leurs petits. On voit par contre beaucoup de surfeurs sur d’autres spots non sécurisés. Il n’y a pas eu d’accident depuis bientôt deux ans, donc certains se disent qu’ils peuvent prendre le risque en s’équipant de dispositifs électromagnétiques individuels.
En parlant de ce système, qui a été approuvé par le centre de sécurité requin, la ligue a fait une demande de subvention pour que tous les licenciés de nos clubs puissent recevoir un équipement. Ce qui doublera la sécurisation lorsqu’ils surferont dans les zones surveillées. On travaille aussi pour obtenir les mêmes aides pour les écoles afin de les soulager dans l’achat de matériel quand elles vont redémarrer.
Justement, l’annonce cette semaine de la reconduction attendue de l’arrêté préfectoral de 2013 interdisant la pratique du surf en dehors des zones surveillées a-t-elle été adoucie par celle de la réouverture de trois écoles de surf et de la sécurisation très prochaine du spot de St Leu ?
C’est une bonne nouvelle car on voit que la fin de l’interdiction est proche. L’ouverture du spot de Trois Bassins en zone expérimentale surveillée par les vigies est en ce sens exceptionnelle ! Le nombre de parents qui viennent à l’eau avec leurs petits de 4-5 ans, c’est dingue. J’en ai pleuré de joie quand j’y étais il y a quelques jours… Je me suis dit : « Voilà ! On a bataillé pour y arriver. On a bien fait de ne rien lâcher. On y est presque. » La célèbre vague de Saint-Leu devrait être bientôt sécurisée et on s’en réjouit.

La Réunion pourrait-elle un jour redevenir ce paradis du surf, ce petit Hawaii qui accueillait des compétitions internationales comme les CT dans les années 80-90 ?
Ça je n’y crois pas. De toute façon, l’urgence est de retrouver une situation normale, un risque acceptable avec lequel toutes les générations de surfeurs réunionnais ont grandi jusqu’en 2011. On va déjà travailler à ouvrir des zones sur toute l’île, avec d’autres spots et d’autres clubs. On va dans le bon sens. »

Interview : Fédération Française de Surf
Photos © Ligue Réunionnaise de Surf et Pierre Marchal

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