Daniel Guyot est le recordman absolu en termes de Diagonales achevées. En octobre prochain, l’inoxydable Breton célébrera, en même temps que l’épreuve elle-même, trente ans de grandes traversées depuis la Marche des Cimes. Le plus beau des présents pour le futur sexagénaire.

À bientôt 60 ans, Daniel Guyot aura passé la moitié de son existence à courir après celle qui affole son palpitant depuis trois décennies. Une certaine Dame Diagonale. L’histoire de La Réunion étant intimement liée à celle de la Bretagne depuis les origines, il n’est finalement pas si étonnant que ça qu’un Breton le soit également à celles du Grand Raid.

Mais à l’instant précis où, un beau jour d’octobre 1989, le Costarmoricain, fraîchement débarqué sur le caillou, épingle le premier dossard du reste de sa vie sur la Marche des Cimes, la Diag’ originelle, il est certainement loin de se douter que trente années plus tard, personne d’autre que lui ne pourra se vanter d’en avoir terminées autant. Et pourtant… À ce jour, celui qui se définit lui-même comme un « animal sauvage » quand il décide, chaque année que Dieu fait, de s’attaquer à ce qu’il appelle ironiquement son « contrôle technique », a bouclé vingt-quatre grandes traversées. Et s’attaquera en octobre prochain à sa vingt-troisième d’affilée. Série en cours pour le « fou des fous ».

Cette histoire démentielle démarre véritablement en juin 1985. Quand il pose pour la première fois le pied sur feu l’île de Bourbon, le visiteur de Trémuson est comme un chien fou. Déjà. Grand amateur de montagne devant l’Éternel, après avoir déjà roulé sa bosse dans les Alpes ou les Pyrénées, mais aussi en trekkant au Mexique, en Indonésie ou encore au Maroc, le vacancier veut tout de suite aller voir tout là-haut. « Je montais deux fois par jour au Piton des Neiges », se rappelle-t-il. Alors, quand l’autre Piton se met en éruption, son cœur briochin s’embrase définitivement. Accro dès la première prise.

Travaillant en tant que conseiller d’insertion en prison, à la fin des années 80, il profite de la restructuration des établissements pénitentiaires pour venir s’installer sur cette île lointaine qui lui fait les yeux doux. À Juliette-Dodu d’abord, puis au Port, il entend parler de cette fameuse Marche des Cimes, dans laquelle l’administration carcérale est partie prenante. « Au départ, avec une bande de passionnés de la montagne, amateurs de balades dans les cirques et de trips en nature, on s’est dit, et si on traversait l’île ensemble ? C’est aussi bête que ça… » C’est ainsi que Daniel Guyot se retrouve embarqué sur l’un des premiers ultras de la planète. Le début d’une longue aventure.

« Pas le but, non, mais bien le chemin… »

Un an après la naissance du Cross du Piton des Neiges, première course de montagne « made in Réunion », on assiste au baptême d’une poignée de Fous. Sur cette mythique traversée, la seule et unique de l’histoire à s’effectuer dans le sens Nord-Sud, ils sont cinq centaines de gazés à s’être massés au Barachois. Se demandant bien, parfois, ce que diable ils font là. Daniel, lui, n’en fait pas partie. Le montagnard aguerri sait qu’il a les capacités pour aller au bout. C’est à peu près la seule chose qu’il sait d’ailleurs. Le reste, il va le découvrir…

Avec un sac de douze kilos sur le dos et d’épaisses chaussettes en laine lui caressant les orteils, celui qui fait du trail « sans le savoir », depuis ses plus jeunes années, dans la vallée iodée du Légué, se lance tête baissée et cuisses retroussées dans le défi vertical qui l’attend. Mais outre la dimension sportive, c’est surtout l’état d’esprit régnant sur les sentiers qui le marque à vie. « On se lançait tous dans un truc. On expérimentait. Il n’y avait aucun esprit de compétition. Et j’y ai trouvé une solidarité extraordinaire que je n’ai jamais retrouvée depuis. » En y réfléchissant bien, s’il ne devait en garder qu’une, parmi la grosse vingtaine de traversées qu’il a accomplies par la suite, ce serait bien celle-là. « Ça reste mon meilleur souvenir, évidemment. Pas tant le fait d’arriver.

Pas le but, non, mais bien le chemin », résume assez finement le professeur d’arts plastiques.

S’il sait qu’il sait qu’il peut, il apprend également à ses dépens que dans ce genre de foot-trip, tout ne va pas tout le temps comme on aimerait que ça aille. Sur un excellent rythme jusqu’à Cilaos, où il pointe, « sans le savoir » là aussi, parmi les premiers – ratant par empressement la seule base-vie digne de ce nom présente sur le tracé – Daniel bascule dans le fénoir à la Plaine-des-Cafres. « J’avais un prototype de lampe frontale qui a dû me faire cinq minutes », se marre-t-il en repensant à la scène. Armé d’une pile plate des plus rudimentaires, le zorey tire ensuite la langue sur les pentes du volcan. « J’ai dû mettre six heures pour faire les quinze dernières bornes. La descente du Tremblet, c’était un truc de fou ! Il n’y a pas d’autre mot… » Avec à l’arrivée, un Top 100 à la clé. Et un finish des plus intimistes. « On s’est fait un gueuleton entre survivants. Et puis je suis rentré chez moi. En car », raconte en toute simplicité le pionnier, presque trente ans après.

« Une bête jusqu’au bout… »

Depuis cette épopée, quasi-lyrique, que 313 compositeurs ont contribué à écrire en entier, les grandes traversées se sont inscrites dans la durée. Et Daniel n’a jamais cessé de les honorer. Ni de les terminer. En vingt-quatre tentatives, le Dionysien n’a en effet jamais connu l’abandon. Il n’a d’ailleurs jamais abdiqué non plus sur aucune des trente autres courses qu’il effectue à l’année depuis plusieurs décades. Mais les statistiques ne s’arrêtent pas là. Confessant se tenir « éloigné de toute forme de pédagogisme sportif », Daniel Guyot n’a jamais été licencié dans le moindre club. Il n’a jamais non plus effectué le moindre étirement, ni la moindre séance de fractionné. Pas plus qu’il ne ressent de courbatures au lendemain d’un Grand Raid. Là où beaucoup de ses congénères sont en conflit avec leurs anatomies.

Se définissant lui-même comme un « indomptable », le coureur en granit, issue de la petite paysannerie bretonne, est droit comme un menhir à l’approche de la soixantaine. En octobre prochain, il soufflera deux types de bougies. Son premier souffle célébrera son passage (officiel) dans le camp des V3. Et le second, trois jours plus tard, trente années en pente Raid. « Ce qui m’amuse, c’est de me dire qu’à soixante balais, je suis encore capable de le faire. C’est une forme de satisfaction personnelle. Je le vois comme un beau cadeau d’anniversaire. C’est symbolique, mais ça ne va pas changer grand chose dans le fond. Ce que je veux surtout, c’est rester fidèle à certaines valeurs de liberté, de rapport à la nature… Des valeurs que le trail mondial a tendance à absorber parfois. Je veux me dire que je resterai une bête jusqu’au bout… » CQFD.

Texte: Etienne GRONDIN
Photo: Pierre Marchal

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