L’année aura été marquée par un engouement exponentiel pour le trail – qui avait déjà surpassé la course sur route en France, après la crise Covid -, avec des divers bouleversements. Comme pour le réchauffement climatique – trail et nature interagissant de plus en plus -, des prises de conscience n’aboutissent pas à un bilan partagé, nourri des données fondamentales pouvant être discutées et amener aux meilleures adaptations. Même quand des élites mondiales réagissent, ce qui pourrait inviter la masse des traileurs à des discussions, la toute puissance de la machinerie économique et ses effets de conditionnement closent vite le débat…

« T’as fait combien ? », me lançaient invariablement mes collègues profs quand je revenais de la Diagonale (avant ma retraite du boulot mais pas du trail) ; c’est une forme de bilan qu’on les enjoint de bien enseigner à tous, pour tous les domaines. Heureusement qu’il se trouvait toujours quelques élèves pour une question moins scolaire et plus ouverte, du style : « Alors c’était chouette, Monsieur, la Diag’, cette année ? » Rester connecté à la nature devrait constituer la mesure essentielle, mais la restitution du traileur résulte désormais de connexions numériques par diverses applications qui s’inscrivent dans une gestion chiffrée de toutes les activités humaines ; les données en jeu ne sont plus des partages d’expériences, mais ceux de nombres, classements, fréquences, pourcentages, courbes… Pour ce qui me concerne, tout n’étant pas enregistré :

– 5 000 km et 150 000 D+ sur l’année ; pour la distance, c’est plus que je n’ai fait en voiture ; pour le dénivelé, j’ai souvent fait mieux.

– 40 courses ; pas revenu à la fréquence annuelle d’avant Covid (49 en 2019). Les récidives rapprochées sont permises quand on ne vise pas la performance, et en alternant les formats ; néanmoins, des podiums catégoriels sur la plupart. Passé de M5 en M6, j’ai conscience que ces distinctions deviennent très relatives, mais mes classements au scratch demeurent convenables, sauf choix de tempérance, tel au GRR, pour mon option zéro abandon en 35 ans.

Oui, c’était encore chouette de courir toute l’année passée ; il y a eu de l’énergie, de l’évasion, du rythme sur les voies roulantes et des arrêts sur images aux sommets rocheux, des partages et des sorties secrètes, mais aussi pas mal de questions sur le chemin qui vient…

Temps forts

Dans le Top 7 de mes courses 2023, j’en retiendrai 3 à La Réunion, les 4 autres s’étant déroulées dans les îles voisines et en métropole :

– Diagonale des Fous ; un rituel dont on ne se lasse jamais ;

– Ultra Marin 178 km, Morbihan ; une sublime boucle rondement organisée ;

– Trail du Hibou 75 km, île Rodrigues ; l’Eden du trail ;

– Royal Raid 65 km, île Maurice ; le meilleur « tourisme » qu’on peut y faire ;

– Marathon de Saint André des Eaux, Côtes d’Armor ; le RV de vieux briscards des bosses ;

– Ultra Mafate Trail Tour, 1ère édition, passant par tous les îlets de Mafate ;

– CimaSaRun, un vieux rituel, beau tour du cœur de l’île par les 3 cirques, avec gros dénivelé.

Montage de relais très conviviaux et enjoués :

– Plaine des Palmistes, marathon à 8 ;

– Semi des Marrons de Sainte-Suzanne ; équipe de 7 très éclectique, au socle franco-comorien.

Encore de belles épreuves prévues, finalement annulées:

– Sky Running de Luz-Saint-Sauveur,

– Cross du Piton des Neiges,

– Course de Crohn.

Est apparue une pratique nouvelle de « désinscription » :

– « Désinscrits » du cross final de Plaine des Palmistes, du fait d’être non licenciés ;

– Il y a aussi eu des « désinscrits » aux trails qui avaient donné lieu à une ruée sur les inscriptions trop anticipées…

Mais ce sont de belles escapades dans les plus hauts sommets et crêtes pyrénéennes qui surpassent toutes mes courses officielles ; plusieurs séjours autour des Vignemale et Mont Perdu, marquent une renaissance aux racines du trail. Outre ces hauts lieux de prédilection, des cavalcades dans les vallées bretonnes, avec notamment un sympa Trail des Mines off avec « Courir à Trémuson », complètent ce retour aux sourc

Du trail Beatniks au trail Business

Un désir d’épanouissement et une émancipation dans la nature avec très peu de moyens, fondèrent le trail, dans le sillage de la beat génération adoptant le roman « Sur la route », de Jack Kerouac dans les années 60. Des regroupements de coureurs libres allaient constituer les 1ers vrais trails, loin de toute préoccupation matérielle, mais au contraire en recherchant une « sobriété heureuse » humainement partagée dans une vraie écologie (P. Rabhi) au regard de l’avènement d’une « société de consommation » ; de masse sur sa forme, égocentrée sur le fond (J. Baudrillard). Cette dernière aura fini par phagocyter le trail.

C’est ainsi que la jeune UTMB-Entreprise prend en 2023 le nom d’une marque de voiture (produisant surtout des SUV à fort impact environnemental) alors que notre ancestral Grand Raid associatif conserve une appellation fabuleuse, romanesque, qui le définit vraiment. Le plus en vue trail de la planète, accorde un « greenwashing » à l’objet polluant le plus antagoniste au regard de la course à pied en nature… Ce qui correspondrait le mieux sur notre île, à ce paradoxe du trail-voiture, ce serait : Diagonale by Rhum…! Le Président du GRR à ses 20 ans, avait déjà confié qu’un « naming » de poids, qui aurait détrôné tous les autres partenaires, lui avait été proposé ; mais l’association le refusa. Opportunisme débridé du sponsoring, support de grandes marques multinationales, augmentation du prix des inscriptions bien au-delà de l’inflation (près de 400 € à l’UTMB, la Diag’ étant quasi 2X moins chère), primes très importantes (4 000 € par exemple, nouveauté locale), revente de dossards, le trail s’est clairement lié à l’argent ; il est devenu un marché. On estime à 5 000 €, voire beaucoup plus, la participation à l’UTMB, en considérant l’acquisition préalable des « Running Stones », les hébergements, équipements… Un sport de CSP+… Pour les moins aisés, et notamment dans le contexte local, tee-shirts collectors et médailles bling-bling sont agités par tel roué affairiste – ne connaissant guère le trail – afin d’attirer les foules…

Ainsi, depuis quelques mois, la vente des dossards s’enflamme à La Réunion. Si les inscriptions bien anticipées se justifient pour les Ultras, en revanche, concernant les trails ordinaires, elles semblent procéder d’une concurrence, profitant d’une forte demande stimulée par moult stratégies de com’, afin de s’octroyer la plus belle part du gâteau possible, opération servant à placer la course, mais aussi, au vu des effectifs sur certaines manifestations sportives, à engranger une grosse trésorerie. Balances comptables et réinvestissements des bénéfices, restent dans les arcanes du trail contemporain, cependant que son poids économique devient important.

Les organisations face aux dérives

Dans ce contexte, saluons les nombreuses organisations qui ont encore une authentique passion du trail ! Parmi eux, des voix s’élèvent pour mettre en garde contre les « Prize Money », des effectifs parfois insensés sur des trails courts, etc. (Mais on retrouve toujours les mêmes traileurs médiatiques – qui ne représentent qu’eux-mêmes et pas la masse – pour servir de caution.) Le club ACVSS, grâce à qui nous avons encore passé une bien belle soirée samedi dernier aux Foulées Nocturnes de Sainte-Suzanne, est un exemple de conservation des meilleures valeurs, avec une modestie qui l’honore. Encadrée et animée avec une grande justesse, sans emphase ni manque, la course est empreinte de convivialité du 1er au dernier, des plus jeunes jusqu’aux Masters 8… (Comment expliquer qu’elle ne réunisse que 238 coureurs contre 1200 pour le même format à Saint-Paul, le week-end suivant ?) Rien à voir avec l’une des courses de décembre sensées commémorer l’abolition de l’esclavage ; en écartant tous les masters de la fête finale sans aucun égard pour eux, comment pourrait-on en avoir pour les ancêtres ? Bien dommage, d’en arriver à instrumentaliser l’histoire pour un trail, cependant qu’une grande marque s’adressant aux jeunes, en était en réalité le vrai support. Certaines organisations mettent en avant « la passion du trail », sans vraiment l’éprouver, mais comme simple argument de vente…

Des organisations, animées par d’authentiques passionnés, commencent d’ailleurs de jeter l’éponge : « Nous ne pourrons plus contenir la machine infernale qui nous imposait à plier sur bon nombre de nos principes de base », déclarent les organisateurs de la Skyrhune qui comptait pour la Golden Trail National Séries, et dont la 10ème édition en septembre, sera la dernière.

Notre association GRR a su intégrer la professionnalisation du trail tout en conservant un socle populaire et les valeurs fondamentales de l’Ultra. Belle endurance !

De l’Ultra-Trail à l’ultracrépidarianisme

La première course Nature à La Réunion fut l’ascension du Piton des Neiges en 1988 ; le premier trail – pas seulement réunionnais mais européen – fut la Marche des Cimes en 1989. D’abord grimper au sommet ; puis traverser un grand espace, l’île de part en part via les cimes secondaires… C’était bien là les deux composantes du socle pour le trail Made in Réunion.

Mais, dès lors que le prosaïque fonctionnel finit par l’emporter sur la poésie de l’espace, que n’existe plus la passion exploratoire du génie des lieux et le désir de la partager fraternellement, c’est place faite aux tentatives de putsch de certains jeunes « moi-je », donneurs de leçons sur l’évolution du trail alors qu’ils ne l’ont pas connue. Ils revendiquent pêle-mêle :

– du « trail court » ; le goût d’un long effort, – même sur route à La Réunion qui s’en tient surtout au 10 km, le marathon ne marche plus et le 100 km a depuis longtemps disparu -, comme l’idée de passer une nuit dehors, pas question pour eux ; (en France, l’Ultra-Trail ne concerne que 2% des épreuves pour juste 2% de tous les traileurs, ces derniers ne courant qu’à peine 40 km/semaine ; or, c’est dans l’Ultra que l’humain se révèle avec ses forces et ses faiblesses, comme à partir de Cilaos sur la Diagonale ; et par définition, « le trail est un sport de course à pied, sur longue distance, en milieu naturel, généralement sur des chemins de terre et des sentiers de randonnée en plaine, en forêt ou en montagne », Wikipédia) ;

– de l’urban ; paradoxe au regard de cette définition du trail : course de pleine nature,

– du technique, de la descente ; la nature ne devient qu’une aire de jeu pour d’excités kamikazes,

– de durcir les barrières ; mettre la pression comme dans la vie sociale ordinaire,

– de mieux récompenser les vainqueurs par une surenchère de « Prize Money » importants (déjà 10 000 € à l’UTMB) en les attirant pour faire le spectacle, (Cf. Guy Debord), l’argent et le pur évènementiel pour remplacer les valeurs sportives ; l’argument qu’à La Réunion, il s’agirait d’aider les élites à s’équiper, abolit notre éthique de partage avec la masse des figurants, qui n’ont pas plus les moyens, tout en devant payer pour les 1ers…

– de prioriser les clubs ; on codifierait de nouveau au profit d’un exclusif entre soi,

– de « faire le ménage » pour que le trail ne soit plus réservé qu’aux « vrais compétiteurs » ; on transpose l’athlétisme de haut niveau dans le trail, en lui ôtant sa source populaire.

Le patenté coaching élitiste est dépassé par toutes sortes d’influenceurs, conseilleurs, annonceurs d’exploits… Les recettes du genre « développement personnel » font légion, qui n’ont pas inventé le fil à couper le beurre, mais s’en font sur le dos de leurs croyants. Le corps du traileur devient une machine alimentée à la protéine en poudre, et à l’évidence, autres produits chez quelques-uns…

Il en va d’une large part de néo-ruraux comme de certains néo-traileurs… Les 1ers, alors qu’ils considéraient comme ploucs les petits paysans – déplorant leur manque de modernité agricole -, viennent leur donner des leçons d’écolos bobos. Les 2èmes viennent expliquer à des pionniers de l’Ultra comme moi qui en ai fini pas mal sur 35 ans, – et fils de paysans aguerris à la Terre dans tous ses états -, comment faire un Grand Raid qu’ils n’ont pas encore, le plus souvent, réussi…

Des élites mondiales de l’Ultra telles Jornet, Jurek, Miller, Toffelson, Walmsley, etc., ont récemment interpellé sur des dérives du trail. Thévenard a souligné l’aberration écologique du développement mondial de l’entreprise UTMB. D’anciens traileurs expérimentés et en même temps organisateurs tel Nicolas Darmaillacq (3 Diags’ dont une 5ème place, 1er du GRP 150 km 2009), ont tiré la sonnette d’alarme…

Le/la moral(e) des troupes

Dans l’air du temps, ça reste plutôt bien sympa au sein du trail, pas comme dans la circulation routière, mais ça ne rigole plus vraiment non plus, comme lorsque Danyel Waro faisait la Diagonale avec son Kayamb, le Maloya enflammant tout le monde sur les pentes du volcan… Merci à Michel Pousse (longtemps SG du GRR) d’avoir mis nos deux focus en vis-à-vis dans son dernier ouvrage avec Olivier Bessy… Surtout dans le ventre mou de la course, ça joue sérieux ! Les élites à l’avant, elles, demeurent le plus souvent cools, ouvertes, de par leur grande maîtrise ; ceux de l’arrière aussi, solidaires dans les difficultés ; mais entre les deux, naissent de déroutants individualismes, assortis d’une montée de nombrilismes et autres mythologies personnelles en réseaux…

Une déconsidération générale des anciens est renforcée par certaines remises des récompenses tronquées ; parfois elles s’arrêtent aux M3 (avec une seule catégorie appelée M4+), ou M5 en ignorant les suivantes ; dans tous les cas, il n’y a quasiment plus personne sur les lieux, avec « les vieux ». Comme de plus en plus souvent dans la vie, ils finissent plutôt seuls aussi dans le trail… A ma connaissance, le Grand Raid demeure l’unique organisation de course locale à commencer d’honorer les podiums par les plus vieux Masters. Lors des tous 1ers Ultras aux USA, les derniers étaient plus fêtés que les autres ; le GRR conserve aussi cet honneur fait au tout dernier.

On observe également la survenue d’une certaine relégation des non licenciés, pourtant souvent les plus nombreux ; même en course sur route : 633 NL contre 426 licenciés aux championnats 2023 des 10 km ; et au semi marathon, 146 NL contre 141 licenciés ; là, totalement écartés des récompenses, les non licenciés auront juste financé celles des licenciés…

Outre ces clivages organisationnels, abolissant graduellement la franche convivialité qui régnait jusqu’aux années 2000, même si ça reste marginal, quelques mauvais esprits sont à déplorer côté coureurs ; manques de civilités, voire atteintes verbales et même physiques, gagnent du terrain… Relâchements de l’empathie, nouvellement enseignée au primaire…

Les entames de courses s’avèrent parfois chaotiques : pousses, bouchons peu après… Pour se rattraper d’un manque de caisse en montée, ça se jette inconsidérément dans les descentes. Les kinés, podos, chiro, et j’en passe (je ne les connais pas), ne peuvent à l’occasion que s’en frotter les mains…

Il demeure néanmoins sur l’île, de forts liens intergénérationnels très positifs, de nature à garder l’optimisme pour que l’évolution du trail soit pondérée sur les meilleures bases.

Perspectives

L’engouement pour le trail reste très bénéfique à la santé physique et mentale de tous, le meilleur atout de lutte contre des pathologies localement marquées, comme le diabète et l’obésité. Il favorise un intérêt pour l’intérieur de l’île, le « tourisme vert ».

Mais par sa popularisation (près de 45 000 traileurs réunionnais), il se confronte à toutes les évolutions et attitudes sociales (les bonnes comme les mauvaises). D’ailleurs, des deux forces darwiniennes du vivant, coopération et compétition, il est naturel que cette dernière prédispose le moins à des rapports sympas, en dépit de toutes les ritualisations officiellement pacifiées, dans le monde du sport comme dans celui de l’économie, les 2 se rejoignant clairement depuis 2023…

Le trail n’est plus l’alternative de ses débuts à la société de consommation, mais en est devenu un produit qui marche très fort…

Dès lors que le collectif s’est effacé dans la société toute entière, derrière les pulsions individuelles, une part de simulacres et simulations grandit dans les courses.

Il est possible que cette tournure du trail soit inéluctable, voire même qu’elle procéderait d’une forme de « progressisme » comme la société marchande, qu’elle soit souhaitée par de nombreux adeptes.

Mais se réinventer n’est pas exclu ; il ne s’agit pas d’être « réactionnaire », mais d’en revenir à l’aventure humaine mieux partagée dans la nature originelle, ou ce qu’il en reste ; s’adapter aux changements climatiques qui ont le plus fort impact sur les reliefs, avalanches dans les cimes plâtrées ; ravinements et éboulements, en milieu tropical.

Il m’arrive de croiser dans des hautes montagnes sauvages (genre HRP), des passionnés qui ont pris de la distance avec les dérives du trail… Attendant des lendemains meilleurs, ils peuvent toujours courir, – au sens propre bien sûr… En tout cas, chez nous, en octobre !

Même si 2023 aura soudainement induit des bouleversements, notre « vivre ensemble » traditionnel, notre invention de l’Ultra-Trail européen, l’histoire de notre Diagonale associative, sont autant d’atouts conjugués pour conserver l’âme du trail

Texte et photo Daniel Guyot

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